Protection juridique des services écosystémiques : enjeux contemporains et perspectives d’avenir

La biodiversité fournit des services indispensables au bien-être humain et au fonctionnement des sociétés. Ces services écosystémiques englobent l’approvisionnement en ressources, la régulation climatique, la pollinisation et les bénéfices culturels. Face à leur dégradation accélérée, le droit se mobilise pour créer des mécanismes de protection adaptés. L’évolution juridique reflète une prise de conscience : protéger ces services ne relève plus seulement de préoccupations environnementales, mais constitue un impératif économique et social. Cette analyse examine les fondements juridiques, les instruments nationaux et internationaux, et les défis de mise en œuvre pour une protection efficace des services rendus par les écosystèmes.

Fondements conceptuels et juridiques de la notion de services écosystémiques

Les services écosystémiques représentent l’ensemble des bénéfices que les humains tirent du fonctionnement des écosystèmes. Cette notion, conceptualisée dans les années 1970, a pris une ampleur considérable suite au Millennium Ecosystem Assessment (2005) qui a catégorisé ces services en quatre groupes : approvisionnement, régulation, culturels et de soutien. Cette classification a permis d’intégrer progressivement cette notion dans le champ juridique.

L’incorporation des services écosystémiques dans le droit s’est manifestée d’abord par une reconnaissance progressive de leur valeur. En France, la loi pour la reconquête de la biodiversité de 2016 marque un tournant en intégrant explicitement cette notion dans le Code de l’environnement. L’article L.110-1 reconnaît désormais que « les espaces, ressources et milieux naturels terrestres et marins, les sites, les paysages diurnes et nocturnes, la qualité de l’air, les êtres vivants et la biodiversité font partie du patrimoine commun de la nation » et « les processus biologiques, les sols et la géodiversité concourent à la constitution de ce patrimoine ». Cette reconnaissance juridique constitue un socle pour l’élaboration d’instruments de protection.

La qualification juridique des services écosystémiques pose néanmoins des défis conceptuels majeurs. S’agit-il de biens communs, de ressources partagées ou d’éléments susceptibles d’appropriation? La jurisprudence commence à apporter des éléments de réponse, notamment à travers des décisions reconnaissant le préjudice écologique pur. L’arrêt Erika de la Cour de cassation en 2012 a ainsi reconnu l’existence d’un préjudice écologique consistant en « l’atteinte directe ou indirecte portée à l’environnement ».

Évolution de la doctrine juridique

La doctrine juridique a considérablement évolué concernant la valeur à accorder aux services écosystémiques. D’une approche purement anthropocentrique, où ces services n’étaient valorisés que pour leur utilité directe aux humains, on observe un glissement vers une reconnaissance de leur valeur intrinsèque. Des juristes environnementaux comme Marie-Pierre Camproux-Duffrène ou Gilles Martin ont contribué à cette évolution en prônant une approche fondée sur les droits de la nature.

Cette évolution doctrinale se traduit par l’émergence de nouveaux principes directeurs en droit de l’environnement, comme le principe de non-régression ou celui de solidarité écologique. Ces principes, désormais inscrits dans le Code de l’environnement, constituent un cadre conceptuel permettant de renforcer la protection juridique des services écosystémiques.

  • Reconnaissance de la valeur intrinsèque des écosystèmes
  • Développement du concept de préjudice écologique pur
  • Émergence du principe de solidarité écologique
  • Intégration progressive dans les textes législatifs nationaux

Instruments juridiques nationaux de protection des services écosystémiques

Au niveau national, divers instruments juridiques ont été développés pour protéger les services écosystémiques. Ces outils s’inscrivent dans une logique à la fois préventive et réparatrice, visant à maintenir l’intégrité des écosystèmes et à sanctionner les atteintes qui leur sont portées.

La séquence ERC (Éviter-Réduire-Compenser) constitue un mécanisme central dans cette approche. Inscrite dans le droit français depuis la loi de 1976 sur la protection de la nature, elle a été renforcée par la loi biodiversité de 2016. Ce dispositif impose aux maîtres d’ouvrage de projets d’aménagement d’éviter les impacts sur les écosystèmes, de réduire ceux qui n’ont pu être évités et, en dernier recours, de compenser les impacts résiduels. La jurisprudence du Conseil d’État a progressivement précisé les contours de cette obligation, notamment dans l’arrêt Fédération SEPANSO Landes (2017) qui exige une compensation effective et proportionnée.

Les paiements pour services environnementaux (PSE) représentent un autre instrument en plein développement. Ils consistent à rémunérer des acteurs pour des actions favorisant le maintien ou l’amélioration des services écosystémiques. En France, les Agences de l’eau ont été pionnières dans le déploiement de ces mécanismes, notamment pour la protection des ressources en eau. La loi EGALIM de 2018 a facilité leur mise en œuvre en permettant aux collectivités de financer des PSE dans le cadre de la préservation de la ressource en eau.

Protection par le droit des espaces naturels

La protection des services écosystémiques passe également par des dispositifs juridiques de protection des espaces naturels. Les parcs nationaux, réserves naturelles, arrêtés de biotope ou sites Natura 2000 constituent autant d’outils juridiques permettant de préserver l’intégrité des écosystèmes et, par conséquent, les services qu’ils rendent.

La Trame Verte et Bleue, instaurée par les lois Grenelle, représente une innovation juridique majeure en reconnaissant l’importance des continuités écologiques pour le maintien des services écosystémiques. Son intégration dans les documents d’urbanisme (SRADDET, SCoT, PLU) assure une prise en compte des fonctionnalités écologiques dans l’aménagement du territoire.

Responsabilité environnementale et réparation

Le régime de responsabilité environnementale, issu de la directive européenne de 2004 et transposé en droit français en 2008, permet d’imposer des mesures de réparation aux exploitants dont l’activité cause des dommages aux services écologiques. Parallèlement, la consécration du préjudice écologique dans le Code civil (art. 1246 à 1252) ouvre la voie à une réparation des atteintes aux services écosystémiques indépendamment de tout préjudice humain.

  • Séquence Éviter-Réduire-Compenser pour les projets d’aménagement
  • Paiements pour services environnementaux
  • Outils de protection des espaces naturels
  • Mécanismes de responsabilité environnementale

Cadre juridique international et européen

La protection des services écosystémiques s’inscrit dans un cadre juridique international en constante évolution. La Convention sur la Diversité Biologique (CDB) de 1992 constitue le socle de cette protection au niveau mondial. Si elle ne mentionne pas explicitement les services écosystémiques, son objectif de conservation de la biodiversité englobe implicitement la préservation des fonctions écologiques. Le Protocole de Nagoya sur l’accès aux ressources génétiques et le partage juste et équitable des avantages (2010) a renforcé cette approche en reconnaissant la valeur des ressources génétiques et des connaissances traditionnelles associées.

Les Objectifs d’Aichi pour la biodiversité, adoptés en 2010 lors de la COP10 de la CDB, ont marqué une étape significative en intégrant explicitement la notion de services écosystémiques dans les objectifs internationaux. L’objectif 14 visait notamment à restaurer et sauvegarder les écosystèmes qui fournissent des services essentiels. Plus récemment, le Cadre mondial de la biodiversité de Kunming-Montréal adopté lors de la COP15 en 2022 poursuit cette dynamique en fixant des objectifs ambitieux pour 2030, incluant la restauration des écosystèmes dégradés et la valorisation des services qu’ils fournissent.

Au niveau européen, la stratégie de l’UE en faveur de la biodiversité à l’horizon 2030 adoptée en 2020 place les services écosystémiques au cœur de ses priorités. Elle prévoit notamment de restaurer les écosystèmes dégradés et d’intégrer la valeur du capital naturel dans les processus décisionnels. Cette stratégie s’accompagne d’instruments juridiques contraignants, comme la directive-cadre sur l’eau, la directive Habitats ou la récente loi européenne sur la restauration de la nature.

Mécanismes économiques internationaux

Plusieurs mécanismes économiques internationaux ont été développés pour valoriser et protéger les services écosystémiques. Le programme REDD+ (Réduction des Émissions issues de la Déforestation et de la Dégradation forestière) des Nations Unies illustre cette approche en créant un cadre pour la rémunération des pays en développement qui préservent leurs forêts et les services qu’elles rendent, notamment en matière de séquestration de carbone.

La Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), créée en 2012, joue un rôle majeur dans l’évaluation scientifique des services écosystémiques et l’élaboration de recommandations pour les décideurs. Ses rapports, comme l’évaluation mondiale de 2019, fournissent une base scientifique solide pour l’élaboration de normes juridiques.

  • Convention sur la Diversité Biologique et ses protocoles
  • Objectifs internationaux (Aichi, Cadre de Kunming-Montréal)
  • Stratégie européenne pour la biodiversité
  • Mécanismes économiques comme REDD+

Défis de mise en œuvre et effectivité du droit

Malgré l’existence d’un arsenal juridique conséquent, l’effectivité de la protection des services écosystémiques se heurte à de nombreux obstacles. Le premier défi réside dans l’évaluation et la quantification de ces services. Comment mesurer précisément la valeur d’un service de régulation climatique ou de pollinisation? Cette difficulté d’évaluation complique l’application des mécanismes juridiques, notamment en matière de compensation écologique ou de réparation du préjudice écologique.

La mise en œuvre de la séquence ERC illustre parfaitement ces difficultés. Un rapport de 2017 du Commissariat général au développement durable soulignait les lacunes dans l’application de ce dispositif, notamment concernant le suivi des mesures compensatoires et leur pérennité. La jurisprudence administrative témoigne de ces difficultés, avec des annulations de projets pour insuffisance des mesures compensatoires, comme dans l’affaire de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes.

L’articulation entre différents régimes juridiques constitue un autre défi majeur. Les services écosystémiques se situent à l’interface de plusieurs branches du droit : droit de l’environnement, droit rural, droit de l’urbanisme, droit de la propriété… Cette fragmentation juridique peut créer des incohérences ou des lacunes dans la protection. Par exemple, la protection d’une zone humide pour ses services de régulation hydrologique peut entrer en conflit avec le droit de propriété ou les règles d’urbanisme.

Contrôle et sanctions

L’effectivité de la protection juridique des services écosystémiques dépend largement des mécanismes de contrôle et de sanction. Or, les moyens alloués à l’Office français de la biodiversité et aux autres organismes de contrôle restent souvent insuffisants face à l’ampleur de la tâche. La complexité technique des atteintes aux services écosystémiques rend leur caractérisation et leur poursuite particulièrement difficiles.

Le contentieux environnemental connaît néanmoins une évolution favorable, avec une reconnaissance accrue de l’intérêt à agir des associations et l’émergence de nouvelles stratégies contentieuses. L’action en réparation du préjudice écologique, désormais inscrite dans le Code civil, offre de nouvelles perspectives, comme l’illustre l’affaire Grande-Synthe où le Conseil d’État a reconnu la carence de l’État français en matière de lutte contre le changement climatique.

Enjeux de gouvernance

La gouvernance des services écosystémiques pose des questions fondamentales : qui décide de leur gestion? Selon quels critères? La participation des communautés locales et des peuples autochtones, souvent dépositaires de savoirs traditionnels liés à ces services, reste un enjeu majeur. Le droit commence à reconnaître l’importance de cette participation, notamment à travers le principe de participation du public consacré par la Convention d’Aarhus.

  • Difficultés d’évaluation et de quantification des services
  • Problèmes d’articulation entre différents régimes juridiques
  • Insuffisance des moyens de contrôle et de sanction
  • Enjeux de gouvernance et de participation

Vers un renouveau du droit pour les écosystèmes de demain

Face aux limites des approches traditionnelles, de nouvelles voies juridiques émergent pour renforcer la protection des services écosystémiques. L’une des tendances les plus marquantes concerne la reconnaissance des droits de la nature. Plusieurs juridictions à travers le monde ont franchi ce pas : en Équateur, la Constitution de 2008 reconnaît la Pachamama (Terre Mère) comme sujet de droit; en Nouvelle-Zélande, le fleuve Whanganui s’est vu attribuer une personnalité juridique en 2017; en Colombie, la Cour constitutionnelle a reconnu l’Amazonie colombienne comme entité sujet de droits en 2018.

Cette approche novatrice pourrait transformer profondément la protection juridique des services écosystémiques en permettant d’agir directement au nom des écosystèmes, sans devoir démontrer un préjudice humain. En France, si cette reconnaissance n’est pas encore d’actualité, des propositions doctrinales vont dans ce sens, et certaines décisions de justice commencent à s’en approcher, comme lorsque le Tribunal administratif de Paris a reconnu la carence fautive de l’État dans l’Affaire du Siècle (2021).

L’intégration des savoirs traditionnels dans la protection juridique des services écosystémiques représente une autre voie prometteuse. Ces savoirs, développés par les communautés autochtones au fil des générations, offrent souvent une compréhension fine des écosystèmes et de leurs fonctionnalités. Le Protocole de Nagoya a marqué une avancée en reconnaissant la valeur de ces savoirs et en établissant un cadre pour leur protection. En France, cette approche pourrait être particulièrement pertinente dans les territoires d’outre-mer, riches en biodiversité et en communautés détentrices de savoirs traditionnels.

Innovations juridiques et technologiques

Les innovations juridiques s’accompagnent d’innovations technologiques qui ouvrent de nouvelles perspectives pour la protection des services écosystémiques. Les technologies de télédétection, de séquençage ADN ou d’intelligence artificielle permettent un suivi plus précis des écosystèmes et de leur fonctionnement. Ces avancées posent néanmoins des questions juridiques inédites, notamment en matière de propriété des données ou de responsabilité.

Le développement des contrats de transition écologique (CTE) illustre une approche territoriale intégrée de la protection des services écosystémiques. Ces contrats, conclus entre l’État et les collectivités territoriales, visent à accompagner la transition écologique à l’échelle d’un territoire en mobilisant l’ensemble des acteurs. Ils permettent d’articuler différents instruments juridiques (réglementaires, contractuels, incitatifs) autour d’objectifs communs, incluant la préservation des services rendus par les écosystèmes.

Vers une valorisation économique repensée

La valorisation économique des services écosystémiques connaît également des évolutions significatives. Au-delà des approches classiques de monétarisation, de nouvelles méthodes cherchent à intégrer des dimensions non marchandes et culturelles. La comptabilité écologique, qui vise à intégrer le capital naturel dans les systèmes comptables des entreprises et des États, représente une piste prometteuse. En France, l’expérimentation d’un indicateur de richesse alternative au PIB incluant des dimensions environnementales va dans ce sens.

Ces approches novatrices s’accompagnent d’un questionnement sur les fondements mêmes du droit et son rapport à la nature. Le mouvement du Wild Law ou « droit sauvage », porté par des juristes comme Cormac Cullinan, propose un changement de paradigme radical, passant d’un droit anthropocentrique à un droit écocentrique. Cette évolution philosophique pourrait transformer en profondeur la protection juridique des services écosystémiques dans les décennies à venir.

  • Émergence des droits de la nature
  • Intégration des savoirs traditionnels
  • Innovations technologiques et juridiques
  • Nouvelles approches de valorisation économique