
La responsabilité civile constitue un pilier fondamental du droit français, régissant les relations entre individus et définissant les obligations de réparation en cas de dommage causé à autrui. Ce concept juridique, ancré dans notre code civil depuis 1804, représente un mécanisme essentiel de régulation sociale qui permet d’indemniser les victimes tout en responsabilisant les auteurs de préjudices. Face à une société où les risques se multiplient et les contentieux s’intensifient, maîtriser les contours de la responsabilité civile devient primordial pour tout citoyen, professionnel ou entreprise souhaitant comprendre l’étendue de ses obligations et se prémunir contre d’éventuelles poursuites.
Les fondements juridiques de la responsabilité civile en droit français
La responsabilité civile trouve ses racines dans les articles 1240 à 1244 du Code civil français (anciennement articles 1382 à 1386). L’article 1240, pierre angulaire de ce dispositif, énonce un principe fondamental : « Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». Cette formulation, d’une remarquable concision, pose les bases d’un système juridique où quiconque cause un préjudice doit en assumer les conséquences pécuniaires.
Historiquement, la responsabilité civile s’est construite autour de la notion de faute. Les rédacteurs du Code Napoléon ont initialement conçu un système où la réparation était conditionnée à la démonstration d’un comportement fautif. Cette conception morale de la responsabilité s’inscrivait dans une vision individualiste du droit, où chacun devait répondre de ses actes répréhensibles.
Toutefois, l’évolution socio-économique, notamment l’industrialisation et la multiplication des risques, a progressivement transformé cette approche. Le XXe siècle a vu émerger des régimes de responsabilité sans faute, fondés sur le risque ou la garantie. Cette évolution a culminé avec la reconnaissance de la responsabilité du fait des choses (article 1242 al. 1er) et du fait d’autrui (article 1242 al. 4 et 5).
La jurisprudence a joué un rôle déterminant dans cette évolution. L’arrêt Teffaine de la Cour de cassation en 1896 a inauguré la responsabilité du fait des choses, tandis que l’arrêt Jand’heur de 1930 en a consacré le caractère général. Plus récemment, l’arrêt Blieck de 1991 a étendu la responsabilité du fait d’autrui au-delà des cas expressément prévus par la loi.
La réforme du droit des obligations de 2016 a modernisé ces dispositions sans en modifier substantiellement l’esprit. Elle a toutefois clarifié certains aspects, notamment en distinguant plus nettement la responsabilité contractuelle de la responsabilité délictuelle, et en codifiant des solutions jurisprudentielles établies.
La distinction fondamentale : responsabilité contractuelle et délictuelle
La responsabilité civile se divise en deux branches principales :
- La responsabilité contractuelle (articles 1231-1 et suivants du Code civil) qui s’applique lorsqu’un dommage résulte de l’inexécution ou de la mauvaise exécution d’un contrat
- La responsabilité délictuelle (ou extracontractuelle) qui intervient en dehors de tout lien contractuel
Cette distinction, connue sous le nom de « principe de non-cumul des responsabilités », a des conséquences pratiques significatives en termes de régime juridique applicable, de délais de prescription et de juridictions compétentes. La Cour de cassation veille rigoureusement au respect de cette séparation, limitant la possibilité pour une victime de choisir le fondement qui lui serait le plus favorable.
Les conditions d’engagement de la responsabilité civile
Pour que la responsabilité civile d’une personne soit engagée, trois éléments cumulatifs doivent être réunis : un fait générateur, un dommage et un lien de causalité entre les deux. Cette triade constitue le socle commun à tous les régimes de responsabilité, qu’ils soient fondés sur la faute ou non.
Le fait générateur : faute ou fait causal
Le fait générateur peut prendre plusieurs formes selon le régime de responsabilité applicable. Dans le cadre de la responsabilité pour faute, il s’agit d’un comportement illicite qui peut résulter d’une action ou d’une omission. La faute civile se caractérise par la transgression d’une norme de comportement, sans qu’il soit nécessaire que son auteur ait eu l’intention de nuire.
La jurisprudence a dégagé plusieurs critères d’appréciation de la faute, notamment celui du « bon père de famille », aujourd’hui reformulé en « personne raisonnable ». Ce standard permet d’évaluer un comportement en le comparant à celui qu’aurait adopté un individu normalement prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances.
Dans les régimes de responsabilité sans faute, le fait générateur peut être le simple fait d’avoir sous sa garde une chose qui a causé un dommage (responsabilité du fait des choses) ou d’avoir sous son autorité une personne dont on doit répondre (responsabilité du fait d’autrui). Ces mécanismes témoignent d’une objectivisation progressive de la responsabilité, où l’accent est mis sur la réparation du préjudice plutôt que sur la sanction d’un comportement répréhensible.
Le dommage réparable
Le dommage constitue la condition sine qua non de la responsabilité civile, dont la finalité première est de réparer les préjudices subis. Pour être réparable, ce dommage doit présenter certaines caractéristiques :
- Être certain (et non hypothétique), même s’il peut être futur dès lors qu’il est inévitable
- Être direct, c’est-à-dire découler directement du fait générateur
- Porter atteinte à un intérêt légitime juridiquement protégé
La jurisprudence a considérablement élargi le champ des préjudices réparables, reconnaissant notamment :
Les préjudices patrimoniaux, qui affectent le patrimoine de la victime (pertes financières, frais médicaux, perte de revenus…) et les préjudices extrapatrimoniaux, qui touchent à des intérêts non pécuniaires (souffrance physique ou morale, préjudice esthétique, préjudice d’affection…). Cette dernière catégorie a connu un développement spectaculaire, avec l’émergence de préjudices spécifiques comme le préjudice d’anxiété ou le préjudice écologique.
Le lien de causalité
Le lien de causalité constitue l’élément charnière entre le fait générateur et le dommage. Sa démonstration, qui incombe généralement à la victime, peut s’avérer délicate, particulièrement dans les situations complexes où plusieurs facteurs ont pu contribuer au dommage.
Deux théories principales s’affrontent pour apprécier ce lien causal :
La théorie de l’équivalence des conditions, qui retient comme cause tout événement ayant contribué à la survenance du dommage, et la théorie de la causalité adéquate, plus restrictive, qui ne retient que les événements qui, dans le cours normal des choses, étaient susceptibles de provoquer le dommage. La jurisprudence française oscille entre ces deux approches, privilégiant une appréciation pragmatique adaptée aux circonstances de chaque espèce.
Des présomptions de causalité ont été établies dans certains domaines, notamment en matière médicale ou environnementale, afin de faciliter l’indemnisation des victimes confrontées à des difficultés probatoires. Ces mécanismes illustrent la recherche d’un équilibre entre la protection des victimes et la sécurité juridique des potentiels responsables.
Les différents régimes de responsabilité civile
Le droit français de la responsabilité civile se caractérise par une pluralité de régimes, allant de la responsabilité pour faute aux systèmes de responsabilité objective, en passant par des régimes spéciaux adaptés à des domaines particuliers. Cette diversité reflète la recherche d’un équilibre entre la fonction réparatrice de la responsabilité et ses dimensions préventive et punitive.
La responsabilité pour faute
La responsabilité pour faute, héritière directe de la conception morale originelle, demeure le régime de droit commun en matière délictuelle. Fondée sur l’article 1240 du Code civil, elle requiert la démonstration d’une faute, qu’elle soit intentionnelle ou résulte d’une négligence ou imprudence.
La faute civile se distingue de la faute pénale par son caractère plus large et sa fonction principalement réparatrice. Elle peut être constituée par la violation d’une obligation légale ou réglementaire (faute contre la légalité) ou par un comportement que n’aurait pas eu une personne normalement prudente et diligente (faute contre la normalité).
L’appréciation de la faute varie selon les circonstances et la qualité des personnes. Ainsi, si les mineurs et les majeurs protégés peuvent être tenus pour responsables même en l’absence de discernement, les professionnels sont soumis à une obligation de moyens renforcée dans leur domaine de compétence. La jurisprudence a développé des standards d’appréciation adaptés à chaque situation, tenant compte notamment des usages professionnels et des attentes légitimes des victimes.
Les responsabilités du fait d’autrui
Les responsabilités du fait d’autrui constituent une catégorie importante de responsabilités sans faute. Elles reposent sur l’idée que certaines personnes doivent répondre des dommages causés par celles placées sous leur autorité ou leur surveillance.
L’article 1242 du Code civil établit plusieurs cas de responsabilité du fait d’autrui :
- La responsabilité des parents pour les dommages causés par leurs enfants mineurs habitant avec eux
- La responsabilité des commettants (employeurs) pour les dommages causés par leurs préposés (employés) dans l’exercice de leurs fonctions
- La responsabilité des artisans pour les dommages causés par leurs apprentis
À ces cas expressément prévus par la loi, l’arrêt Blieck de 1991 a ajouté un principe général de responsabilité pour les personnes chargées, à titre permanent, d’organiser et contrôler le mode de vie d’autrui. Ce principe a permis d’engager la responsabilité d’institutions comme les centres éducatifs ou les établissements psychiatriques pour les dommages causés par leurs pensionnaires.
Ces responsabilités présentent un caractère objectif marqué : elles ne reposent pas sur une faute du responsable mais sur sa position d’autorité. Elles constituent ainsi des garanties d’indemnisation pour les victimes, qui peuvent se tourner vers un débiteur généralement solvable.
La responsabilité du fait des choses
La responsabilité du fait des choses, consacrée par l’article 1242 alinéa 1er du Code civil, constitue l’un des piliers du système français de responsabilité objective. Elle repose sur l’idée que celui qui a sous sa garde une chose doit répondre des dommages qu’elle peut causer.
La notion de garde a été précisée par la jurisprudence, notamment à travers l’arrêt Franck de 1941, qui la définit comme les pouvoirs d’usage, de direction et de contrôle sur la chose. Le gardien est présumé être le propriétaire, mais cette présomption peut être renversée si le pouvoir effectif sur la chose a été transféré à un tiers.
Pour que cette responsabilité soit engagée, la chose doit avoir joué un rôle actif dans la réalisation du dommage. Cette condition est automatiquement remplie lorsque la chose est en mouvement. Pour les choses inertes, la victime doit démontrer leur position anormale ou leur vice interne.
La jurisprudence a progressivement étendu le champ d’application de cette responsabilité à un large éventail de choses, des objets manufacturés aux éléments naturels appropriés. Cette extension témoigne de la volonté des tribunaux de faciliter l’indemnisation des victimes face aux risques générés par notre environnement matériel.
Les régimes spéciaux de responsabilité
Face à certains risques spécifiques ou pour protéger des catégories particulières de victimes, le législateur a créé des régimes spéciaux de responsabilité qui dérogent au droit commun.
Parmi les plus significatifs figurent :
- La responsabilité du fait des produits défectueux (articles 1245 à 1245-17 du Code civil), qui permet d’engager la responsabilité du producteur indépendamment de toute faute
- La responsabilité en matière d’accidents de la circulation (loi Badinter de 1985), qui instaure un régime favorable aux victimes, particulièrement aux piétons et cyclistes
- La responsabilité en matière nucléaire, caractérisée par une canalisation de la responsabilité sur l’exploitant et des plafonds d’indemnisation
Ces régimes spéciaux partagent généralement plusieurs caractéristiques : une objectivisation poussée de la responsabilité, un allègement de la charge probatoire pour les victimes, et parfois l’instauration de fonds de garantie assurant l’indemnisation même en l’absence de responsable identifié ou solvable.
Cette multiplication des régimes spéciaux témoigne d’une évolution profonde de la responsabilité civile, qui s’éloigne progressivement de sa fonction morale originelle pour privilégier une approche assurantielle centrée sur la réparation des préjudices.
La mise en œuvre et les effets de la responsabilité civile
Une fois les conditions de la responsabilité civile réunies, se pose la question de sa mise en œuvre effective. Cette phase concrète soulève des enjeux procéduraux et substantiels déterminants pour les parties impliquées.
L’action en responsabilité civile
L’action en responsabilité civile constitue le vecteur procédural par lequel la victime peut obtenir réparation. Elle est soumise aux règles générales du droit processuel, avec quelques particularités notables.
Concernant la compétence juridictionnelle, les litiges relatifs à la responsabilité civile relèvent principalement :
- Du tribunal judiciaire pour les demandes supérieures à 10 000 euros
- Du tribunal de proximité pour les demandes inférieures à ce seuil
- Des juridictions spécialisées dans certains domaines (tribunal de commerce, conseil de prud’hommes…)
L’action est encadrée par des délais de prescription qui varient selon le fondement invoqué : cinq ans pour la responsabilité contractuelle et délictuelle de droit commun (article 2224 du Code civil), mais des délais spécifiques existent pour certains régimes particuliers (dix ans pour la responsabilité du fait des produits défectueux, par exemple).
La charge de la preuve incombe généralement à la victime, qui doit démontrer l’existence des trois conditions de la responsabilité. Cette règle connaît toutefois des aménagements dans certains régimes objectifs, où des présomptions légales ou jurisprudentielles allègent le fardeau probatoire.
L’action peut être exercée par la victime directe du dommage, mais aussi, dans certaines conditions, par les victimes par ricochet (proches de la victime principale ayant subi un préjudice personnel). Elle peut être dirigée contre l’auteur du dommage, mais également contre les personnes civilement responsables ou les assureurs de responsabilité.
La réparation du préjudice
La réparation intégrale constitue le principe cardinal gouvernant l’indemnisation en droit français. Selon ce principe, la réparation doit couvrir tout le préjudice, mais rien que le préjudice, sans enrichir ni appauvrir la victime.
La jurisprudence a développé une nomenclature détaillée des préjudices réparables, distinguant notamment :
Les préjudices patrimoniaux, qui comprennent les pertes subies (damnum emergens) comme les frais médicaux ou de réparation, et les gains manqués (lucrum cessans) comme les pertes de revenus professionnels. Les préjudices extrapatrimoniaux, qui englobent les souffrances physiques et psychiques, le préjudice esthétique, le préjudice d’agrément (privation d’activités de loisirs), ou encore le préjudice sexuel.
L’évaluation de ces préjudices s’effectue souverainement par les juges du fond, généralement avec l’aide d’expertises. Si les préjudices patrimoniaux se prêtent à une évaluation relativement objective, les préjudices extrapatrimoniaux font l’objet d’une appréciation plus subjective, souvent guidée par des barèmes indicatifs.
La réparation prend classiquement la forme d’une indemnité pécuniaire, versée en capital ou sous forme de rente. La réparation en nature, longtemps marginale, connaît un regain d’intérêt dans certains domaines, notamment environnemental.
Les causes d’exonération et le partage de responsabilité
Diverses circonstances peuvent exonérer partiellement ou totalement le responsable de son obligation de réparation.
La force majeure, caractérisée par l’irrésistibilité, l’imprévisibilité et l’extériorité d’un événement, constitue une cause d’exonération totale commune à tous les régimes de responsabilité. Son appréciation s’est toutefois considérablement durcie, la jurisprudence exigeant un niveau élevé d’imprévisibilité et d’irrésistibilité.
Le fait du tiers peut exonérer partiellement ou totalement le responsable apparent, selon qu’il présente ou non les caractères de la force majeure. Dans les régimes objectifs, son effet exonératoire est généralement limité.
Le fait de la victime peut également réduire ou supprimer l’obligation de réparation. Son effet varie selon les régimes : dans la responsabilité pour faute, une faute de la victime entraîne généralement un partage de responsabilité proportionnel à la gravité respective des fautes. Dans certains régimes spéciaux, comme celui des accidents de la circulation, seule la faute inexcusable de la victime peut conduire à une exonération totale.
Le partage de responsabilité s’effectue généralement selon la contribution respective des différentes causes au dommage. Il ne préjudicie pas aux droits de la victime, qui peut réclamer la totalité de sa réparation à n’importe lequel des coresponsables (principe de solidarité), à charge pour ce dernier de se retourner contre les autres dans le cadre d’une action récursoire.
La place de l’assurance dans l’écosystème de la responsabilité civile
La responsabilité civile et l’assurance entretiennent des relations d’interdépendance étroites. Le développement de l’assurance a profondément transformé l’économie de la responsabilité, tandis que l’extension des régimes de responsabilité a stimulé l’essor du marché assurantiel. Cette symbiose a progressivement déplacé le centre de gravité du système vers une logique d’indemnisation collective des risques.
L’assurance de responsabilité : mécanismes et enjeux
L’assurance de responsabilité civile permet de transférer à un assureur la charge financière résultant de la mise en jeu de la responsabilité de l’assuré. Elle repose sur un contrat par lequel l’assureur s’engage, moyennant prime, à prendre en charge les conséquences pécuniaires des dommages causés par l’assuré à des tiers.
Cette assurance peut être facultative ou obligatoire. Les assurances obligatoires se sont multipliées dans les domaines où les risques sont particulièrement élevés ou concernent un large public : automobile, construction, activités médicales, etc. Cette obligation vise à garantir l’indemnisation effective des victimes, indépendamment de la solvabilité du responsable.
Le contrat d’assurance délimite précisément l’étendue de la garantie à travers plusieurs paramètres :
- Les risques couverts et exclus (certaines fautes intentionnelles ou dolosives sont légalement inassurables)
- Les plafonds de garantie qui fixent les limites de l’engagement de l’assureur
- La franchise qui détermine la part du dommage restant à la charge de l’assuré
- L’étendue temporelle de la garantie, définie par la clause de réclamation (base claim made) ou la clause de survenance du dommage (base occurrence)
L’assurance de responsabilité présente une particularité notable : elle fait naître un droit direct au profit de la victime contre l’assureur du responsable (article L.124-3 du Code des assurances). Ce droit propre permet à la victime d’agir directement contre l’assureur, sans passer par l’assuré, ce qui facilite et sécurise son indemnisation.
L’incidence de l’assurance sur l’évolution de la responsabilité civile
L’assurance a exercé une influence considérable sur l’évolution du droit de la responsabilité civile. La généralisation de la couverture assurantielle a permis aux juges d’étendre le champ de la responsabilité sans craindre de ruiner les responsables, favorisant ainsi l’émergence des régimes de responsabilité objective.
Cette dynamique a conduit à une forme de « socialisation des risques« , où la fonction réparatrice de la responsabilité prend le pas sur sa dimension morale et punitive. La charge des dommages n’est plus supportée par le seul responsable, mais répartie sur l’ensemble des assurés à travers le mécanisme de la mutualisation.
Ce phénomène soulève des questions quant à l’effet préventif de la responsabilité. Si l’assurance protège efficacement le patrimoine du responsable, elle peut potentiellement réduire son incitation à adopter des comportements prudents. Pour contrebalancer ce risque, les assureurs ont développé des mécanismes incitatifs : modulation des primes en fonction de la sinistralité, franchises, exclusions de garantie pour les fautes les plus graves…
La jurisprudence a accompagné cette évolution en adaptant certaines règles traditionnelles aux réalités assurantielles. Ainsi, l’exigence d’un lien de causalité direct et certain a parfois été assouplie, et de nouveaux préjudices ont été reconnus comme réparables, dans un contexte où l’indemnisation n’est plus limitée par la solvabilité individuelle du responsable.
Les fonds d’indemnisation et la socialisation des risques
Au-delà de l’assurance privée, le législateur a créé divers fonds d’indemnisation qui interviennent lorsque les mécanismes traditionnels de responsabilité atteignent leurs limites. Ces dispositifs s’inscrivent dans une logique de solidarité nationale face à certains risques collectifs.
Parmi les principaux fonds d’indemnisation figurent :
- Le Fonds de Garantie des Assurances Obligatoires (FGAO), qui indemnise notamment les victimes d’accidents causés par des conducteurs non assurés ou non identifiés
- L’Office National d’Indemnisation des Accidents Médicaux (ONIAM), qui prend en charge les accidents médicaux graves non fautifs (aléa thérapeutique) et certains dommages spécifiques (infections nosocomiales, contaminations transfusionnelles…)
- Le Fonds d’Indemnisation des Victimes de l’Amiante (FIVA), qui assure la réparation intégrale des préjudices liés à une exposition à l’amiante
Ces fonds fonctionnent généralement selon un modèle de responsabilité sans faute et proposent des procédures d’indemnisation simplifiées par rapport aux actions judiciaires classiques. Ils sont financés par des contributions des acteurs du secteur concerné ou par des dotations publiques.
Cette évolution vers une socialisation des risques témoigne d’un glissement progressif de la responsabilité civile vers une logique assurantielle, où l’objectif premier n’est plus de sanctionner un comportement fautif mais de garantir une réparation équitable et rapide des dommages, indépendamment de l’identification d’un responsable.
Perspectives et défis contemporains de la responsabilité civile
La responsabilité civile fait face aujourd’hui à des transformations profondes induites par les évolutions technologiques, environnementales et sociétales. Ces mutations interrogent les fondements traditionnels de notre système juridique et appellent des adaptations pour répondre aux nouveaux risques et aux attentes contemporaines.
La réforme en cours du droit de la responsabilité civile
Un projet ambitieux de réforme du droit de la responsabilité civile est en gestation depuis plusieurs années. Après la rénovation du droit des contrats en 2016, cette réforme constituerait la seconde étape de la modernisation du droit des obligations français.
Les principaux objectifs de cette réforme sont :
- La clarification des règles existantes, notamment par la codification de solutions jurisprudentielles établies
- L’harmonisation des différents régimes de responsabilité pour plus de cohérence
- L’adaptation aux enjeux contemporains, particulièrement en matière de dommages de masse et de préjudices environnementaux
Parmi les innovations majeures envisagées figurent la consécration de la fonction préventive de la responsabilité civile à travers l’action préventive, la reconnaissance des dommages et intérêts punitifs pour certaines fautes lucratives ou intentionnelles, et l’établissement d’un régime spécifique pour les préjudices résultant d’un dommage corporel.
Cette réforme devra trouver un équilibre entre des objectifs parfois contradictoires : garantir une indemnisation équitable des victimes tout en préservant la prévisibilité juridique nécessaire aux acteurs économiques ; maintenir la dimension morale de la responsabilité tout en tenant compte de la socialisation croissante des risques.
Les nouveaux risques et responsabilités
L’émergence de nouvelles technologies et de nouveaux modes de production et de consommation génère des risques inédits qui mettent à l’épreuve les cadres traditionnels de la responsabilité.
Le développement du numérique soulève des questions complexes : comment appréhender la responsabilité des plateformes en ligne, des concepteurs d’algorithmes ou des utilisateurs de technologies autonomes ? L’essor de l’intelligence artificielle et des systèmes autonomes bouscule particulièrement nos conceptions classiques, en introduisant des chaînes causales complexes et parfois opaques.
Dans le domaine environnemental, la prise de conscience des risques écologiques a conduit à la reconnaissance du préjudice écologique pur (article 1247 du Code civil) et à l’élaboration de mécanismes spécifiques comme le principe pollueur-payeur. Ces avancées témoignent d’une extension du champ de la responsabilité au-delà des relations interindividuelles, vers une responsabilité collective envers les générations futures et les écosystèmes.
Les risques sanitaires de grande ampleur, mis en lumière par des crises comme celle de l’amiante ou plus récemment la pandémie de COVID-19, posent également des défis majeurs. Ils interrogent notamment la capacité de nos systèmes de responsabilité à appréhender des dommages diffus, à longue latence, et impliquant une multiplicité d’acteurs.
Face à ces nouveaux risques, le droit de la responsabilité doit innover, tant dans ses fondements (avec l’émergence de principes comme la précaution ou la solidarité intergénérationnelle) que dans ses mécanismes (actions collectives, présomptions adaptées, nouveaux modes de preuve…).
L’articulation avec les autres branches du droit
La responsabilité civile n’opère pas en vase clos mais s’inscrit dans un écosystème juridique complexe. Son articulation avec d’autres branches du droit constitue un enjeu majeur pour assurer la cohérence et l’efficacité de notre système juridique.
L’interface avec le droit pénal soulève des questions délicates, notamment quant à l’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil. Si le principe traditionnel « le criminel tient le civil en l’état » a été assoupli, la coordination entre les deux ordres de responsabilité reste perfectible, particulièrement dans des domaines comme les accidents du travail ou les infractions économiques.
Les relations avec le droit des assurances sont, comme nous l’avons vu, consubstantielles à l’évolution moderne de la responsabilité. Cette interdépendance appelle une réflexion globale sur l’équilibre entre individualisation de la responsabilité et mutualisation des risques.
Le dialogue avec le droit de la consommation et le droit de la concurrence s’intensifie également, notamment autour des questions de responsabilité des producteurs, de clauses limitatives de responsabilité ou de pratiques commerciales trompeuses.
Enfin, l’influence croissante du droit européen et du droit international complexifie encore ce tableau. Directives européennes sur la responsabilité du fait des produits ou sur la responsabilité environnementale, jurisprudence de la CJUE sur les droits des passagers aériens, travaux d’harmonisation comme les principes européens de la responsabilité civile (PETL) : autant d’éléments qui participent à la construction d’un droit de la responsabilité de plus en plus transnational.
Cette articulation entre différentes branches et sources du droit représente un défi majeur pour les praticiens et les théoriciens de la responsabilité civile. Elle invite à dépasser les cloisonnements traditionnels pour penser la responsabilité comme un système global de régulation des comportements et de réparation des préjudices.